Vers un qualitatif quantitatif

Une peinture, bien mieux que tout autre principe d'incarnation ou de réalisation visuelle (image photographique ou de synthèse), donne à voir la diversité complexe et raffinée de l'espace, de la matière, de la couleur, de la texture et de l'expression du trait.

Si l'on se réfère au travail de Toulouse-Lautrec et de ses successeurs, le passage de la peinture à la chromo-lithographie se caractérise par une simplification des moyens de la peinture : mise à plat de l'espace, couleur plus sommaire, granulation de la matière par la technique du flochettage, et simplification du graphisme.

Manifestement l'art moderne a dû tenir compte de ces contraintes et propriétés mécaniques pour la création formelle des œuvres (choix de l'aplat, du contraste, du signe, de l'incisif, etc.) Or je fais le pari, travaillant sur le quantitatif qualitatif, que le multiple-artistique numérique devrait permettre une autre pratique artistique.

Conçu, à la Renaissance, comme une des sources fondamentales du raisonnement critique, ou de la réflexion sensible et humaine face à une pensée dogmatique, la voie encore riche de la représentation picturale est actuellement non seulement décriée, mais aussi, de plus en plus, menacée…

Autrefois singulière, unique et rare (car difficile et longue à produire manuellement), l'image s'avère, aux yeux de certains, ordinaire et galvaudée… Pourtant, chacun peut constater que si la pléthore actuelle (consommation à tout va d'images mécaniques, techniquement démultipliées) paraît dépasser l'exercice sensible d'une peinture qui se voulait d'abord : " captation descriptive des apparences ", ou " narration obligée pour les sujets d'histoire ", elle n'obère toujours en rien la part la plus fondamentale de l'art. Tel le sel ou le sucre en dissolution, sa saveur subtile demeure encore !

Certes, devant l'image en série, la question de l'unique, du rare, mais aussi des propriétés du multiple, se pose.

Il est d'abord éclairant de savoir que, dès le choc des premières photographies (en 1839), Ingres, Delacroix, Nadar, et Degas… ont le déclic ! Peut-être comprennent-ils instantanément ce que l'on peut demander à cette nouvelle technique d'images : la saisie d'états donnés qui vont permettre une mémorisation relativement facile des apparences optiques. Toutefois, lorsque d'artisanale, d'épineuse… et chère, la " petite chimie photographique " devient une technique de démultiplication des vues - capable de proposer un monde artificiel d'une présence presque aussi forte que celle de la nature -, la plupart des grands peintres de la fin du XIXe, puis du XXe siècle, se recyclent. D'où cet aspect moderne du " fait main " qui va s'affirmer en peinture comme pour donner le change aux réalisations industrielles (manufacturées) ; d'où aussi, presque nécessairement, ces continuelles mutations de modes, d'écoles, et de formules subjectives, qui ont pour nom Impressionnisme, Fauvisme, Cubisme, Abstraction, Surréalisme… ce, jusqu'aux avatars ultimes de l'Hyperréalisme, et du néo-Duchampisme des installateurs fin de siècle.

Si au cours du XXe siècle, le principe de la démultiplication des images par procédés mécaniques, dits analogiques, fut déterminant (selon Régis Debray " il y va d'une réorganisation générale des arts visuels…"), avec l'apparition du numérique, trois facteurs quasi révolutionnaires changent encore une fois la donne de la production d'images :

  • - premièrement, l'édition artisanale nouvelle bénéficie des progrès de la technique du scanner et du numérique (en 440 dpi) pour réaliser des tirages dont la trame devient pratiquement invisible ;
  • - deuxièmement, le meilleur de l'impression haut de gamme, couplé avec une technique complexe de couchage d'encres (pigments) solides à la lumière, garantit le tirage comme fixe dans le temps ;
  • - troisièmement, à chaque moment de la réalisation de ce type d'édition, l'image est qualitativement contrôlable - même par la sensibilité humaine la plus exigeante !

Servant pleinement la forme et l'esprit de finesse, ce type de réalisation en multiple-artistique rejoint aussi un des vieux rêves utopiques des peintres : celui de mettre à la portée de nouveaux amateurs les raffinements d'un art dont l'accès était limité, voire réduit ou impossible, parce qu'unique et enfermé dans des lieux de culte, dans des musées ou des coffres-forts.

Alors que les techniques de la gravure ou de la lithographie sont relativement limitatives (se rattachant au domaine du dessin…), ou que la sérigraphie d'après peinture apparaît presque toujours comme insuffisante et incorrecte, ces nouveaux multiples-artistiques numériques tirés sur papier noble et sans acide, permettent le développement de tout une gamme de nuances, de profondeurs, et même, d'illusions de matière. En effet, grâce aux meilleurs ouvriers ou artisans du domaine, la manipulation numérique sur écran offre un nombre presque infini de choix créatifs aux diverses étapes de chacun des tirages. On peut donc dire que, grâce à ces avancées techniques, les oeuvres d'art contemporaines acquièrent une dimension tout à fait nouvelle que l'on pourrait qualifier tout simplement de prototype, susceptible de générer des multiples-artistiques - revus, corrigés, contrôlés et signés par l'auteur.

Il ne s'agit plus de tirages quantitatifs quelques fois un peu honteux (estampes plus ou moins justement authentifiées par quelques signatures fameuses…); il s'agit moins encore de reproductions d'œuvres dites " à bon marché ", démultiplication industrielle en posters ou en cartes postales (sans contrôle bien garanti, ni exigence qualitative forte). Bien au contraire, l'apparition de ces nouveaux multiples-artistiques numériques semble être à l'origine d'une ferveur qui rappelle peut-être l'état d'esprit des meilleurs ateliers d'édition de jadis.

S'effrayer de pareilles réalisations et perspectives, de toute façon inéluctables, me semble une réaction sans fondement : il ne viendrait aujourd'hui à l'idée d'aucun musicien de refuser la bonne démultiplication discographique des oeuvres du répertoire. De même, depuis longtemps, le manuscrit d'un livre n'a qu'une valeur relative (celle du prototype) comparé au plaisir critique individuel du lecteur -si la forme littéraire n'est pas altérée par l'édition.

Je souhaite bien quant à moi, grâce au degré de raffinement atteint en la matière, parvenir à offrir en partage, le plus large possible, la part vivifiante et singulière de l'acte pictural - son état de grâce harmonique, fin, rare, et spirituel. Car dans le domaine artistique, la rareté rare n'est pas un objectif en soi.

E. TROUVERS
extraits de : Quelques mots clés de ma pratique, expositions automne 2000,