Nouveau marronnier

Chap. 2/2

Comment ne pas se réjouir qu’une femme, Henriette Grandjean (1887-1968), épouse Bourquin, soit reconnue au-delà des frontières helvétiques pour l’excellence de son talent artistique !?  Et donc :

La ‘manchette’ aux kiosques des montagnes du Jura, le 7 février 2014 :  article signé Daniel Droz, rédacteur en chef de L’Impartial

Dans la logique de faire renaître sa vie et son œuvre je suis allé au cimetière de la Ville de la Chaux-de-Fonds  – encore sous la neige… (malgré les douceurs étranges de cet hiver 2014). Or ce paysage retenu de silence était beau. Sous le moelleux froid d’une neige bien maîtrisée rien n’y fut morbide. En quelque sorte, ce lieu m’a fait l’impression ‘suisse’ d’être une maquette en polystyrène d’une vue en situation :

Cimetière de la Chaux-de-Fonds : (en haut) le regard en direction de la tombe d’Henriette Grandjean, vue des allées rectilignes des tombes anciennes sur fond de hauteurs en cyprès ; (en bas) Le crématorium, façade Est.  Chef-d’œuvre d’art total de style sapin, réalisé entre 1908-1910.

Plan de Robert Belli puis René Chapallaz (sous l’influence de l’œuvre architecturale de Joseph Olbrich à Darmstadt ?) « L’hésitation dans 
la modénature laisse penser que la
 liberté accordée à Charles L’Eplattenier et ses élèves fut relativement importante, permettant ainsi une intégration remarquable, quasi symbiotique, d’un art décoratif sophistiqué à une architecture sobre » (Jean-Daniel Jeanneret).

Adepte de la crémation, Henri Grandjean, mon grand-oncle qui résidait alors près de Vevey, a impérativement demandé d’être incinéré en ce lieu. Mathématicien, directeur général du Crédit Suisse à Zürich (de 1943 à 1945), docteur honoris causa de diverses universités, diplomate, commandeur de la légion d’honneur, et de plus esthète, Henri Grandjean (1885-1968) voulait-il ainsi honorer son enracinement jurassien ?

En octobre 68, je me souviens d’avoir été bouleversé par sa crémation dans cette chapelle dite « de laiton, d’allégories macabres et de fer (qui) ajoute au chagrin qu’on peut avoir de perdre un parent (…) ». Le sentiment d’avoir à participer ‘activement’ à la mort d’un être cher par cet acte n’est pas neutre.

A mon sens, la part critiquable de ce lieu n’est pas son ornementation décorative et inventive Art nouveau... De même, la netteté de l’effet général en forme de ruche du crématorium de La Chaux-de-Fonds demeure dans nos mémoires.

Je ne sais rien de la participation d’Henriette Grandjean ici. La qualité du travail de l’atelier Lugrin de Genève  – par exemple en métal repoussé –  en dit long sur le niveau de finesse atteint à cette époque par mon aïeule…  Par contre, de tradition familiale, elle était bien à La Chaux-de-Fonds avec ceux du ‘Cours supérieur’ pour l’élaboration de la magnifique décoration de salle de musique et de la villa de Monsieur Raphaël Schwob  – détruite…  (au moment où certains conservateurs de musées retiraient les cadres anciens des tableaux !).

On ne m’en voudra pas d’avantage de rappeler aussi que son frère ainé, Henri, était collectionneur, entre autres, d’un impressionnant ensemble de Léopold Robert (dont certaines peintures ont été léguées par sa veuve, par l’entremise de mon grand-père, au musée des Beaux-Arts de La Chaux-de-Fonds). Allez comprendre pourquoi Henri Grandjean-Perrenoud-Comtesse a les qualités pour être présent dans Le Bénézit (référence des antiquaires) au titre de collectionneur (généreux), alors qu’un tour de passe-passe villageois escamote la bonne affaire au musée !?…

Du point de vue des idées, nous savons tous que les rapports à l’élan esthétique et au talent sont des réconforts…

Mais encore faut-il compter avec les terribles ombres portées sur l’Art :  les douleurs de la jalousie,  de la vanité,  de l’égo, et de la cupidité humaine… en vinrent à faire éclater le fond d’idéalisme démocratique du style Sapin.  L’aventure du Cour supérieur d’Art et de Décoration des années 1905-06… puis celle des Ateliers d’art réunis en mars 1910 (sur les modèles de Glasgow, Munich, Dresde, Darmstadt ou Vienne), et de la  Nouvelle section de l’Ecole d’art, créée en 1911, furent stoppées en mars 1914 par des querelles de pouvoir et de personnes.

Dans L’Impartial (journal des montagnes), le feuilleton de petits articles savants parus sous la plume de Jean-Bernard Vuillème (entre novembre 2004 et avril 2006) sont encore une référence. On avait rêvé, écrit-il, de « démocratiser l’art, d’introduire ‘le beau’ dans les salons du peuple et d’installer le bon goût dans la tête des gens, mais (Charles L’Eplattenier) ne croyait pas qu’un mouvement d’art pouvait se passer d’une direction artistique forte confiée à un homme prêt à marcher à contre courant. Démocratiser l’art, oui, mais le livrer aux décisions d’une majorité, jamais ! ».

Un appel auprès de sept « personnalités les plus qualifiées d’Europe en matière d’enseignement et d’industrialisme d’art » fut lancé. Elles avaient pour noms fameux : MM.  -H. Guimard, à Paris.  -E. Grasset, à Paris.  -R. Carabin, rapporteur à la Ville de Paris.  -K-E. Osthaus, directeur des Deutscher et Folkswang-Museums à Hagen.  -P. Behrens, à Berlin.  -Th. Fischer, à Munich.  -A. Roller, directeur de la Kunstgewerbeshule à Vienne. Les appréciations étrangères furent empathiques et laudatives.  Mais « Rien n’y fait. Le mouvement artistique le plus original et structuré né à La Chaux-de-Fonds a bel et bien été étouffé dans le modèle de direction avant-gardiste de Paul Graber » (le premier élu du Partit Socialiste de la Cité horlogère).

Dès lors, sans clé de voûte et sans le superbe ciment du Style sapin, chaque artiste a poursuivi sa route comme une aventure individuelle pour son propre développement…

On ne dira jamais assez que les arts visuels ne sont pas les jeux olympiques du musée pour entrer dans les  Dictionnaires. N’est-ce pas le degré d’authenticité qui porte une œuvre dite de ‘qualité musée’ dans les consciences humaines ?

Il me paraît évident que la muséographie présente du pavillon Amont au musée d’Orsay à Paris exprime qu’il peut y avoir autant de créativité et de civilisation dans un modeste objet de qualité que dans toute une architecture… Là, il convient de témoigner combien Henriette Grandjean, puis L-H. Bourquin, a poursuivi l’effort artistique de l’ornementation et de la forme parfaite au-delà d’une ‘expérience Art nouveau à La Chaux-de-Fonds’.

Je sais par son courrier que chez ses beaux-parents après son mariage, mon aïeule s’est retrouvée tel un fin pur-sang maintenu au box à perpétuité… Elle venait d’avoir successivement deux filles. Mais toujours et encore jaillissaient idées sur idées en son cerveau de créatrice, ainsi qu’à l’époque où elle donnait à plein jusqu’à 11 heures par jour (au sein d’ateliers très prospères) ;  à présent c’était à en devenir folle, à en perdre le sommeil et la santé !…

Ma mère et ma tante atteignaient l’âge de raison lorsque Henriette fut reprise par ‘son’ marronnier d’espérance pour s’affranchir des contraintes insidieuses de la vie bourgeoise. Ils dirent alors dans la famille avec toute l’ironie de leur savoir de patrons-sociaux : – Oui, ça doit être le démon de la peinture !

En 1923, avec enthousiasme et foi dans une idée de progrès de l’humanité, mon aïeule draina quelques capitaux et partit avec André et ses filles dans une communauté… Colonie agricole et d’entraide dites :  ‘L’œuvre’,  aux Vidies à Essertines/Rolle (canton de Vaud).

Ses parents lui avaient déjà fait reproche de ne pas signer assez ses créations en tous genres ;  ou de trop laisser ses professeurs ou camarades capter son travail… Elle avait répondu brièvement que ce n’était pas gave d’être ‘anonyme’ en atelier et qu’elle détestait encore plus les honneurs. Mais à présent, injure suprême, on la traite de ‘communiste…’

Pour leur répondre avec le sourire de la Beauté elle cloisonna alors ses compositions personnelles d’or. Mais cette nouvelle expérience de partage communautaire se clôt sur un échec, en 1941. A nouveau elle donnera dans l’abnégation pour compenser ;  mais les traumatismes furent complexes, voire même irréversibles…

Peinture sur porcelaine signée :  L-H Bourquin ;  vase de 8cm, en quatre cuissons, vers 1923-25 ;  résurgence tardive d’éléments neuchâtelois :  Sapins divers et enneigés,  lac bleu,  élément floral inouï et souriant, horizon brumeux, courbes jurassienne de la forme (tout un climat souvenir) ?... 

Peut-être que la salle Art nouveau du musée des Beaux-Arts de La Chaux-de-Fonds expose des dessins ou objets attribuables, comme je le pense, à Henriette Grandjean (Bourquin)… Par prudence, sur les cartels, il était dit auparavant : anonymes N.D. et maintenant : élève de l’Ecole d’art

Anonyme ! Parce qu’elle ne figure pas dans les annales d’une époque où les femmes étaient interdites d’accès, non seulement aux concours, prix et récompenses de l’Ecole d’Art, mais mêmes à ses registres !  Anonyme… non déterminé (N.D). Quelle ironie, pour elle qui voulut que sa pierre tombale au cimetière de la Ville demeurât vierge de patronyme, sans autre identité que celle d’un verset biblique gravé dans le calcaire de son Jura natal.

Le petit-fils que je suis admire profondément cet ultime geste d’humilité de son aïeule. Mais les temps ont changé. Pour qu’une œuvre existe dans une mise en valeur scientifique, c’est-à-dire en interaction internationale d’un musée à l’autre, les nécessités de l’histoire de l’Art demandent que, dans la mesure du possible, tout objet soit attribué et référencé. D’où ma démarche actuelle.

En me rendant dans la neige sur sa tombe, je me suis souvenu de l’expression d’Henri Grandjean témoignant à son égard sur la vaste nappe blanche familiale :

« Si vous cherchez Une Artiste, n’allez pas plus loin, vous la trouverez ici ! »

Au cimetière, pouvait-elle faire autrement qu’inscrire ses choix d’ardeur et d’existence ?

Or voici que dans son journal et ses cahiers de souvenirs, je relevais :

« Le trésor de la vie, c’est l’amour – La ruine de la vie, c’est l’égoïsme ».

Et devant sa pierre anonyme dressée sans orgueil inutile vient résonner encore en moi cet autre aphorisme : 

« Sur le chemin de la vie, j’ai eu l’occasion de faire un grand bouquet de souvenirs ».

Aussi émergea encore en moi, l’une des faces mystérieuses d’Henriette Grandjean-Bourquin qui orne cette étonnante destinée :

« Raconter mes souffrances physiques et morales, ce serait raconter aussi ma vie, puisque j’ai dû naître ainsi ! (…)

« A huit ans, ma jambe me faisait tant souffrir que maman me trouvait recroquevillée dans la poussette de mon petit frère.

« Deux médecins m’auscultèrent et ne trouvant rien pour tirer le mal dehors, pour me guérir de me plaindre, on me mit un vésicatoire. (Substance, médicament onguent, qui fait venir des ampoules, qui détermine le soulèvement de l’épiderme.) Je restai alitée une semaine pour guérir de la brûlure du vésicatoire, mais sans résultat pour la jambe.

« Maman me ficelait, bien emballée dans un hamac, et me laissait seule dans le petit bois, non loin de la maison. Mon livre à la main, j’avais comme tâche d’apprendre une fable. Un jour, le hamac se détacha de l’arbre, et je tombais sur le dos, les pieds suspendus en l’air ! Je restai longtemps dans cette position. Dans la chute le livre se ferma, alors j’admirai la petite forêt dans tous ses détails et le ciel entre les cimes des grands sapins.

« Quand maman arriva elle prit peur et me délia :  – T’es-tu fait mal ?  – Non.  – Alors, que faisais-tu ?   – J’écoutais, je regardais.  – Quoi ? Qui ?  – Mais, la forêt !  – Et ta fable ?  – Le livre s’est fermé, alors je n’ai plus retrouvé la page.  Je fus vertement grondée. 

« Mais dans ce charmant petit bois, toute seule, en contemplation devant cette nature sauvage, j’appris à regarder les choses, à prier.  Non en parole… mais la contemplation de la nature me conduisit tout naturellement à l’adoration du Créateur.

« Je souffrais toujours de ma jambe, toujours. Mais à quoi bon me plaindre, on ne me croyait pas. (…) »  (Il est remarquable qu’Henriette Grandjean ait supporté par la suite plusieurs traitements et opérations expérimentales… faisant appel à sa force de caractère de ‘montagnarde’ face à des fibromyalgies de naissance, douleurs qu’elle a sublimées par une force manuelle de sculpteur-graveur, jusqu’au geste de son pinceau !)

Henriette Grandjean poursuit brièvement dans son autoportrait écrit :

« Une chose encore me rendait timide et repliée sur moi-même. J’étais sans cesse punie à la maison et à l’école. J’étais gauchère !  Aujourd’hui cela semble ridicule mais en ce temps là, ça n’était pas admis.

« Les jours de congé je devais aller travailler chez une brodeuse au lieu de jouir du grand air comme mes frères et sœurs. En été nous vivions à la campagne ; maman me préparait un ouvrage à crocheter. Je grimpais alors sur un mur, puis sur la barrière pour aller me blottir entre les branches d’un grand arbre, pour crocheter… de la main gauche. » (Mais je remarque que ce second ‘handicap’ lui permettait aussi de voir mentalement le motif symétrique axial ou bilatéral des arts décoratifs, sans miroir !)

« Je suis reconnaissante à mes parents de m’avoir appris à travailler avec ardeur. (…) Les événements eux-mêmes sont peu de choses, c’est leur portée morale qui compte, et la position que l’on prend dans les circonstances de la vie » conclut H.G. ou L-H B. (Louise-Henriette épouse André Bourquin) dans l’un de ses carnets.

Cimetière de la Chaux-de-Fonds, février 2014 :  Sur la tombe anonyme d’Henriette Grandjean-Bourquin portant pour seule l’inscription : « Je sais que mon Rédempteur est vivant. » Job : 19 v. 25  (tombe 1713)

Scrutant le végétal selon la tradition familiale  – par le dessin –  je désirais encore aujourd’hui faire l’expérience, à La Chaux-de-Fonds, des émotions ressenties lors de l’éclosion des premiers bourgeons du ‘marronnier nouveau’, donc vu selon un développement symétrique étonnant.

Mais pour ce nécessaire héritage en mon être, encore faut-il savoir saisir l’instant T… Remarquons par exemple les surprises du Calendrier genevois de la première feuille du marronnier de la Treille :  -lundi 15 mars 2010  -lundi 28 février 2011 puis le mercredi 30 novembre 2011  -mardi 13 mars 2012  -jeudi 21 mars 2013  -mercredi 5 mars 2014.

En résonnance avec le travail du Sautier, voici une perception d’artiste visuel ;  émerveillement  (dont le verbe est  Marronnier).

– Nouveau marronnier à La Chauds-de-Fonds –  avril 2010,  Pastels gras et maigre d’Etienne Trouvers, 54 x 38 cm