Du fait-main-machine au XXIe siècle

Apparemment, le métier que je pratique est celui des Anciens ; celui d'avant la quête des apparences optiques du monde par les moyens de la peinture à l'huile. Or, ce métier primitif (à base de pigments, de colle et d'eau, d'un rendu mat et lisse) se prête par nature aux interprétations visuelles. C'est en effet le travail au pinceau-couleur - création subtile portée par une énergie non violente, harmonique et poétique - qui me permet de pousser ici l'aventure picturale au meilleur des possibilités de l'édition numérique de haute qualité.

Les nouvelles technologies ont ouvert à l'être humain le champ virtuel d'un monde hors nature. C'est donc désormais entre deux pôles que se constitue l'imaginaire de notre temps. D'un côté, la part instinctive, sensitive, et animale, qui demeure et sous-tend l'intelligence sensible du mammifère que l'homme sera toujours (de ce point de vue, quoi de plus fondamental ici que le recours au pinceau-couleur, avec sa touffe de poil animal "domestiquée" !); de l'autre, la part captive et maîtrisée du "rationnel", exprimée essentiellement, aujourd'hui, dans le champ combinatoire de l'informatique et du numérique. De la jonction de ces deux pôles extrêmes naît aujourd'hui la possibilité des multiples-artistiques numériques (M-A).

Alors que la gravure ou la lithographie sont relativement limitatives (se rattachant au domaine du dessin…), ou que la sérigraphie d'après peinture apparaît presque toujours d'un rendu insuffisant et incorrect, la technique présente des m-a. numériques permet le contrôle et le développement de tout une gamme de nuances, de profondeurs, de saveurs, et même, d'illusions de matière. Mais surtout, le formidable atout d'une telle technique - qui ouvre des horizons neufs pour l'art du XXIe siècle - réside dans les possibilités presque infinies d'interprétations formelles à partir d'un fichier numérique créé.

Interprétations avec les meilleurs traceurs actuels par impression jets d'encre en trames invisibles et aléatoires (dont la qualité de fixité à la lumière est scientifiquement testée comme excellente sur papier Beaux-Arts sans acides) les multiples-artistiques numériques sont autant de transpositions poétiques, ou de manipulations esthétiques non arbitraires. Bien garantis par la collaboration étroite et constante de l'artiste et de l'artisan-tireur-chromiste, puis parfaitement revus et contrôlés, de tels visuels peuvent être pleinement attestés comme œuvres d'art.

Les m-a. numériques montrés cet automne, pour la première fois en France à l'occasion d'Art Contemporain 2000, constituent l'un des meilleurs mariages actuellement possibles entre opération artisanale et réalisation numérique sophistiquée. Par ce procédé, mon travail paraît prolongé à partir de ses qualités de finesse dans une étonnante présence réelle et esthétique ; emblème ouvert sur les enchantements de l'existence et proposé au public des regardeurs.

E. TROUVERS, mars/oct. 2000
expositions Liège, Paris Porte d'Auteuil, etc.